Clochards célestes
Toute œuvre a une architecture sous-jacente. Certains artistes l'organisent au rythme de pièces individuelles, se voulant singulières ; pièces ayant à relancer la pratique, parfois du tout au tout. D'autres créent des sous-ensembles, peuplés de variations autour d'un modèle originel, comme pour approfondir un sillon en particulier, en explorer tous les tenants et aboutissants. C'est aussi une manière de canaliser un flux de création, qui peut jaillir librement dès lors qu'il se trouve sous l'égide conceptuelle d'une série donnée, sans avoir à se justifier à chaque itération. La douane de l'art conceptuel en cela n'a pas fait que des heureux, dans l'histoire récente de l'art. Et certains ont trouvé nécessaire d'inventer quelques subterfuges pour y échapper, quitte à retrouver la nature conceptuelle de l'art plus tard, plus loin, plus tranquillement. Car on ne s'en affranchit jamais. Pas plus que de la nature sensuelle de l'art du reste. On dirait que Benoit Piret est de cette famille d'artistes-là, la seconde: ceux qui définissent un espace de création en amont puis qui l'investissent ensuite en liberté et en abondance. Soit ceux qui traversent la frontière en faisant mine de rien. L'abondance semble être une première et décisive caractéristique de son travail. Cette abondance n'a pas qu'un rôle associé à l'acte créateur chez lui. Elle sert aussi à déployer un paysage, et à déployer une cinématographie. Paysage comme cinématographie ont besoin d'une part d'espace, et d'autre part de vignettes enchâssées les uns aux autres pour faire espace mais aussi temps. L'image seule ne semble plus suffire à rendre compte du paysage en notre ère digitale. Et sans doute est-ce là une leçon qu'on peut tirer de la peinture de David Hockney. Si les artistes architecturent leur œuvre, au fil des années qu'ils/elles leur dédient, il n'en reste pas moins (et c'est une hypothèse personnelle, que je défends ici comme ailleurs) que le cœur et le corps du travail est en fait constant, quelles que soient les apparentes césures qu'un artiste peut consciemment opérer dans sa production. En vérité, des corridors secrets relient chaque pièce dite individuelle, et chaque sous-ensemble ou série, définis comme distincts. Ce cœur et ce corps peuvent changer d'apparences, ils n'en demeurent pas moins pareils à eux-mêmes, dans la secrète intimité du travail et de tout ce qu'il fera naître.
Prenons ainsi trois séries récentes de l'artiste (Rockmantic, Across the pink, Finding Closure) et tentons d'en identifier la substantifique moelle. Si l'abondance est la première manière qu'a l'art de Benoit Piret de se manifester, il en est une autre récurrente et manifeste : il s'agit de la couleur, ou disons, de données chromatiques de départ qui se voient chargées de sens, parfois mêmes explicitement nommées, comme c'est le cas pour notre seconde série : Across the pink. Nos trois séries engagent effectivement avant toute autre opération un jeu chromatique. Rockmantic installe une dominante bleuâtre, secouée occasionnellement d'autres teintes. Across the pink pose un dialogue très explicite entre deux couleurs, le rose et le noir. Enfin, Finding closure déploie une atmosphère sablonneuse, granuleuse, désertique en somme, nonobstant le fait que les scènes dépeintes évoquent des morceaux d'une campagne n'étant point boudée par la végétation. On peut dire que les couleurs ont dans les trois cas une fonction atmosphérique et symbolique, que les sujets des images accompagnent. On dirait ainsi que le bleu de Rockmantic serait comme le moyen privilégié pour dépeindre un climat de nuit américaine, de drive-in. La confrontation entre le noir et le rose de la seconde série serait quant à elle à la fois plus explicite et plus ambiguë. Toutes les œuvres de cette série sont bâties sur des sujets peints en noir, masculins dirait-on, qu'une croix rose vient barrer. Cela évoque-t-il le débat de genres qui secoue nos sociétés ces années-ci ? Il y a en tout cas une friction à l’œuvre, teintée à la fois d'iconoclasme et d'érotisme. Finding Closure joue pour sa part une carte presque monochromatique. Il s'agit ici d'éteindre le feu de l'image. Ou plus simplement de faire sentir des braises tièdes. Ici aussi les sujets renforcent ce que la couleur porte comme émotivité : ce sont des coins de jardin, bouts de clôtures, mauvaises herbes que l'artiste a représentés, comme pour faire une image atone, évoquer une nature épuisée.
Ce qui est étonnant dans les trois séries est également la récurrence des allusions explicites ou suggestives faites à la culture visuelle et à l'histoire américaine : stations d'essence dont on jurerait qu'elles bordent la mythique route 66 dans Rockmantic (dont le titre fut en outre suggéré à l'artiste par la compagne de Claude Pélieu, écrivain adepte de la Beat Generation), portrait de guerrier amérindien dans Across the pink, et enfin tout ce qui suggérerait une ferme désolée du Midwest, dans Finding Closure. Quand bien même les images sources auraient été puisées en notre chère Wallonie, qu'arpente l'artiste. Il est tout à fait étonnant de voir que cette référence faite à la culture nord américaine, n'est pas l'apanage du seul Benoit Piret. Bouli Lanners avec son Western, les peintures de Grégory Durviaux, voire même les sculptures de Xavier Mary et Frédéric Platéus, pour citer quelques artistes issus de Wallonie, véhiculent toutes une sorte de fascination, de hantise, habitée, des États-Unis. Pas sous leur jour le plus glorieux d'ailleurs, souvent sous leur air décati. Comme si les forêts et routes de nos Ardennes belges étaient le décor adapté pour rêver cette Amérique-là. Car chez tous ces artistes, il s'agit d'une Amérique strictement fantasmée. On goûte à ses relents, à ses fumées. Des gouttes tombent de haut depuis cet imaginaire et s'écrasent là en bas, sur cette Wallonie-là. Il est évident qu'hier comme aujourd'hui la culture américaine continue à nous influencer profondément par le biais des canaux d'informations et de divertissement. Mais ce ne serait pas tant ce point de vue sociologique que porterait Benoit Piret. On pourrait dire que l'enjeu serait avant tout dramaturgique. C'est la dramaturgie américaine qui le retient : celle du road-movie, et celle du graffiti. Ces formes artistiques qui ont accompagné par excellence l'exode rural d'une part et la déliquescence des villes américaines, fleurons d'industrie, de l'autre. Assurément, le parallèle avec la Wallonie est ici crédible, puisque ce sont des situations socio-économiques que nous connaissons bien, si l'on songe à Liège, Mons, La Louvière et bien sûr Charleroi.
Il y a encore une autre caractéristique qui traverse les trois séries, plus formelle en apparence, mais nous savons combien les apparences ne sont pas tant trompeuses qu'indicatives, porteuses d'indices sur l'intimité, traversante, du travail. Cette caractéristique serait liée à la composition. Elle serait en quelque sorte géométrique, mathématique. Il nous appartient en effet d'observer que le motif de la croix (en forme de X, ce qui renverrait plus volontiers aux X-files ou aux films classés X qu'à une quelconque référence au christianisme dans ce cas-ci) préside presque à la composition de chacune des images des trois séries. Soit qu'elle soit explicite, comme dans le cas d'Across the pink (puisqu'on l'a dit, les images barrées de cette série semblent cataloguer des interdits, ou être les signes d'un militantisme trouble, voire troublé). Soit qu'elle soit implicite comme dans les deux autres séries. En effet, dans la série Rockmantic, le motif le plus régulier est celui d'une station essence isolée, vue en légère plongée ou légère contre-plongée. Cette discrète inclination, épaulée par les règles usuelles de la perspective occidentale fait que nous sommes systématiquement en présence d'un objet qui est comme tordu, étiré vers les quatre coins de l'image. Ce qui ne fait rien d'autre que de former un X. Le sadomasochisme pourrait encore être convoqué ici (la suavité de la torture, ou la torture du désir, est doucereusement présente dans l'ensemble de l’œuvre de Benoit Piret). Mais il pourrait en être de même du monde numérique, notamment dans ses applications dans le domaine de l'architecture et du design : où un objet sait être retourné et observé virtuellement en tout sens sur ordinateur et par conséquent (pense-t-on) dans la réalité. Puisque telle est notre réalité aujourd'hui, où tout semble être modulable, plastique. Quand bien même la confrontation avec la matière peut être dans les faits brutal, soit dans la confection concrète d'un réel, soit dans le maintien en l'état d'un réel construit, sans cesse placé sous la menace de la ruine. Tous traits (plasticité, édification, ruine) dont rendent constamment compte les images créées par l'artiste. Ce fameux X est aussi présent dans la série Finding Closure, si on observe attentivement ses itérations : tantôt il surgit sous les traits d'un fagot de branches mortes, dressé en tipi à la mode paysanne (ou indienne), tantôt dans le design désuet d'une chaise que l'on verrait bien sous le porche d'une maison américaine en bois ou dans la salle à manger d'une ferme wallonne. Et on le devine encore dans des portiques métalliques entrouverts, signant le tracé canonique en X d'un horizon s'ouvrant à perte de vue.
Cet « horizon ouvert à perte de vue » n'est pas qu'une figure littéraire : c'est au contraire un autre procédé annexe au X, si l'on peut dire, qui dynamise les images de Benoit Piret, sur un mode psychédélique. L'au-delà qu'il nous fait entrevoir est volontiers californien : plus que le Sea, Sex and Sun, l'appel est ici (faussement) spirituel, ésotérique. La Californie étant terrain propice aux drogues comme au New Age. Plusieurs des images de la série Rockmantic paraissent à la fois se moquer et embrasser l'iconographie psychédélique et le New Age.
Pour terminer cette pérégrination au sein des trois séries récentes de Benoit Piret, parlons encore du « ton » qui se dégage du travail. Le ton, c'est un peu le grain de la voix cher à Barthes. C'est aussi en quelque sorte la musique intérieure d'une œuvre visuelle. Ici on peut avancer que le ton de l’œuvre de Benoit Piret est celui d'une fête triste, voire d'une triste gaieté. Car les éléments mélancoliques des images sont presque toujours contrastés par des touches festives. Finalement, le travail de Piret scintille, en d'ultimes soubresauts. Certes, c'est la queue de la comète, les dernières étincelles du feu d'artifice avant l'obscurité, voire le sourire enjoué du squelette sorti de son caveau. Mais il y a fête toujours et en tout lieu. Même au cimetière. Et ne sont-ce pas nos cimetières, ces stations essence, alimentant le changement climatique, et fossoyant nos futurs ? Ce ton de voix-là, à moitié enchanté, à moitié désenchanté, est évidemment le ton plébiscité dans les road-movies. Que l'on songe seulement à Wim Wenders ou Jim Jarmusch. Mais c'est aussi le ton des artistes de l'urbain en déliquescence, de Basquiat à Banksy.
Il faudrait ajouter encore et toujours une pointe de désir. Ce que fait d'ailleurs Wenders dans Lisbon Story, notamment. Un road-movie est toujours une quête aussi existentielle qu'érotique. On sent bien que l'oeuvre de Benoit Piret propose aussi une méditation, fut-elle en retrait, sur le désir, sur la sexualité. Chaque série est de toute évidence une méditation sur la nature de ce désir qui persiste ou s’éclipse sans jamais vraiment disparaître. C'est lui qui génère l'abondance du travail ; c'est lui qui signe toujours la quête des clochards célestes.
Yoann Van Parys
Rockmantic
LA PERTE DES PARALLELES
Par moments, l’artiste cesse de dépeindre. Il cesse de décrire. Il cesse de représenter. Plus encore qu’au devin,
ou qu’à l’augure (qui accomplissent des rites bien codifiés), l’artiste alors ressemble à l’oracle qu’une vision
saisit depuis les tréfonds, par-delà tout rituel ou toute norme.
Son œuvre alors paraît saisie d’un tremblement intime, d’un frémissement où l’émoi attentif perçoit un
bruissement immémorial, pareil à une prophétie. Et ce qu’elle peut abandonner de rigueurs formelles, elle
trouve surabondamment en mystère - ce n’est plus le réel sensible qui appert sur la toile ou sur la glaise, mais
une vision indirecte d’un monde intangible.
Au-delà alors de toute analyse formelle ou de tout jugement esthétique, à chacun, en son irréductible liberté, à
chacun d’accueillir ou non les vibrations émanant de l’œuvre, d’y entendre ou non des accords qui subvertissent
les diapasons & les portées ordinaires & annoncent ce que la raison seule ne saurait concevoir.
L’œuvre alors advient comme l’intangible émanation du rêve - comme l’émergence de nappes inconscientes
où la sensibilité l’emporte sur l’abaque.
Certains des derniers tableaux de Benoit Piret confinent à pareilles rives. Paysages impossibles & pourtant
prégnants, ponts dessus le péril conduisant vers l’improuvé, déserts d’après-guerre où perdure la mémoire des
cités, suspension du plausible où s’élève la puissance du symbole - tout un univers fluctuant, où des certitudes
surannées cèdent devant des volutes prémonitoires.
Ce n’est pas tant une appréhension que communiquent ces œuvres. Piret ne cherche pas à faire peur. C’est
plutôt une admonestation, d’autant plus instante qu'indéterminée. La Terre des hommes est fragile. Le réel où
le pain & la paix sont possibles est une construction précieuse - & précaire. Et à étourdiment résigner les
vertus qui le rendent pérenne, c’est la perte des parallèles qui menace nos frêles Cités…
Miguel Mesquita da Cunha
Across the pink
une image n'est rien d'autre qu'un pont
et un artiste n'est rien d'autre qu'un bâtisseur
un pont entre notre morne quotidien et nos rêves les plus audacieux
un bâtisseur non pas d'illusions mais de notre château le plus précieux : celui de notre âme.
Dans sa série Across the pink, Benoît Piret nous offre plus que de simples images : une douce invitation à rêver et à oser notre propre aventure intérieure, comme le font si merveilleusement les enfants. Des paysages flous, des ombres poilues, des allers-retours imprécis : des rêveries, certes, mais aussi l'étoffe même de nos chemins de vie et de leurs multiples mystères. Et toujours une croix rose, signe distinctif de l'artiste, sillonne le tableau pour rappeler la gravité de nos décisions : chacune d'entre elles, aussi anodine soit-elle, englobe et affecte le monde entier. C'est ainsi que l'artiste agit comme un véritable bâtisseur, non pas d'apparences, mais de signes et de significations...
a picture is nothing but a bridge
and an artist nothing but a builder
a bridge between our drabbest daily trudge & our truest daring dreams
a builder not of illusions but of our most precious castle: our soul’s
In his Across the pink series, Benoît Piret offers us more than mere images: a gentle invitation to dream & dare our own inner adventure, as children so wonderfully do. Blurry landscapes, furry shades, imprecise to and fro: reveries indeed, yet also the very stuff of our paths through Life and its manifold mysteries. And ever a pink cross, akin to the artist’s hallmark, sears the painting as a reminder of the utmost seriousness of our decisions: each of them, however trivial it may seem, encompasses & affects the whole world. Hence does the artist act as a true builder - not of semblances only, but of signs & significations…
Miguel Mesquita da Cunha
Finding closure
Voie
Le marteau du mal peut fracasser le diamant – mais il ne saurait casser la Lumière. Le corps peut être contraint par des chaînes ou des grilles - mais le cœur s’envole sur les ailes du rêve. Le chemin peut être obstrué par la peur ou la pierraille - mais le regard devine, delà toute occlusion, l’avenir à inventer.
Ainsi notre monde, ainsi Benoît Piret. Tantôt des vestiges de l’orgie ou de l’outrance économique, preuves abandonnées de nos appétits effrénés. Tantôt, silencieuses, les fibres & les feuilles d’une nature retournée à l’abandon. Tantôt des sentes vers des destinées incertaines, & tantôt des barrières de fer ou d’épines. Tantôt, statique, la racine ou la fleur, & tantôt, encor vibrante d’un mouvement rêvé, l’escarpolette de l’enfance.
Ce n’est pas là un art univoque, de ceux qui assènent des certitudes simplistes. Et ce n’est pas là non plus un art bruyant, de ceux qui beuglent des slogans & étouffent le soupir de l’âme. C’est un art de la nuance & de l’émoi, qui convoque non tant notre raison discursive que nos mémoires secrètes - car c’est bien notre condition que l’artiste conjure. N’ai-je pas été là, là même, devant ce cadenas que je n’ai pas encore su ouvrir ? Sur ce sentier que je crains d’explorer delà sa courbe ou l’ombre déjà si proche ? Ai-je franchi cette barrière, ai-je traversé cette haie, ai-je pris soin de ce monde ?
Ai-je osé affronter les questions informulées ?
Certains artistes disent. Et c’est fort bien. D’autres montrent. Et c’est fort bien. Piret est de ceux qui tout simplement témoignent, par-delà le discours.
Il ne prescrit point une voie. Il convie chacun à inventer la sienne…
Miguel Mesquita da Cunha.
FlipchArt
« En architecture, peinture, design, musique, littérature peut-être, et au-delà, dans l’air du temps au sens large, une nouvelle sensibilité est à l’œuvre, aisément reconnaissable à quelques traits majeurs : emprunts fréquents au passé, le contrepied exact d’un refus “moderne” systématique ; goût prononcé pour la citation, le collage, la mise en abyme, une ironie très irrévérencieuse ; refus de toute totalisation, de toute vérité idéologique ou politique, endossant ainsi l’évidence d’un épuisement historique de l’avant-garde, avec, pour corollaire, une vision plutôt favorable de la société de masse actuelle. » (Félix Torres)
J’observe une nouvelle fois les photographies des Flipch Art que Benoît Piret m’a envoyées. J’en avais vus certains dans son atelier, ainsi qu’à la Galerie 100 Titres où ils seraient entreposés en vue de leur encadrement puis de leur exposition. J’ai en mémoire les propos de l’artiste, ses explications sur le procédé, paroles simples si éloignées d’une quelconque, et présomptueuse, volonté de s’ériger en discours théorique qu’il nous fallut, Alain de Wasseige et moi, comme dans une urgente nécessité, lui en bâtir un, taillé à la mesure de notre enthousiasme, pour expliquer l’attrait immédiat que ces œuvres avaient sur nous. Pourtant, ce que je retiens ici est un mot un peu rebutant qui ne m’avait pas frappé alors et que l’artiste lui-même risquerait de désavouer au premier abord : recyclage.
C’est que le terme est à la mode. Nous l’entendons constamment et le lisons partout ; marqué par l’évidence écologique et le bon sens économique, il règlemente nos gestes domestiques, police nos déchets ménagers et industriels. Rien ne semble plus échapper au tri sélectif, tout pousse à la récup. L’autre acception du mot – et, symptomatiquement, son premier sens – propose de recycler des personnes : il faut fournir une formation complémentaire, actualiser des compétences dépassées, découvrir des techniques nouvelles et de plus larges horizons. Le recyclage, c’est donc reprendre une chose là où elle avait été laissée, mais pas nécessairement pour arriver aux mêmes fins.
Le recyclage que Benoît Piret propose est d’un autre type, aussi étranger aux pratiques bio bricolo écolo qu’aux procédés mercantilistes qui leur sont les plus extrêmement opposés. Il est une série de gestes récupérateurs certes, mais au sens « plastique » du terme, qui s’entremêlent sur plusieurs niveaux de sens. Un geste politique ? Un geste esthétique ? L’artiste ne l’avouera pas, l’homme est réservé. Liberté est laissée au spectateur de lire et de projeter ses propres convictions. On y voit donc, c’est selon, une classique étude d’anatomie humaine ou animale ; une critique néo punk du consumérisme ; une apologie de la nudité ; une dénonciation du tabagisme chez les religieuses ; une célébration des valeurs familiales façon street art ; une réinterprétation pop de Sitting Bull et les Wookiees ; une publicité néo-pop pour de la nourriture asiatique, pour un soda, une arme, des sous-vêtements… Bref un joyeux entrelacs de dégoulinures colorées, de noir de chine, de flèches, de diagrammes et de business plans. Oui, de business plans.
Quelques éclaircissements s’imposent. Le premier geste de Benoît Piret est la récupération, on l’a déjà dit. Au départ, cela n’a pas dû être vraiment prémédité. La chose était là, il l’a emportée avec lui. Par la suite, un principe a surgi : l’objet initial – une feuille de papier usagé format 70 sur 100 – s’est mué en série. Le format est important pour comprendre la suite du processus. Car l’artiste ne recycle pas du « papier » ; toutes les manifestations de cette matière ne l’intéressent pas. L’objet rigoureux de son glanage provient de Flipcharts, ces chevalets à feuilles mobiles aperçus dans toute salle de réunion ou de séminaire qui se respecte. « Outil d’aide à la communication simple, facile à utiliser, peu coûteux, versatile et fiable, le Flipchart permet une animation dynamique lors d’ateliers ou d’échanges en petits groupes » . Un formateur – créatif qui s’ignore – y aura exposé, à l’aide de marqueurs de couleur, le contenu de son recyclage. Piret sauve alors les feuilles et leurs annotations sibyllines d’une disparition certaine par revalorisation programmée. Dernières innovations d’un secteur indéterminé, projections financières énigmatiques, nébuleux ordres de succession serviront de trames ou d’indices à sa réappropriation.
Ensuite, tout se ralentit, de l’aveu de l’artiste lui-même. Les pages s’amoncellent et s’entassent dans son atelier. Il lui faut les parcourir une à une. C’est le second geste. Peut-être s’amuse-t-il à déchiffrer leur phraséologie pidgin. Peut-être y déceler quelque accident, quelque accroche ; un espace où son intervention provoquerait une image dans cette pensée du commerce planétaire et du bénéfice garanti ; comme si elle avait toujours été là, présente au milieu d’un canevas diagrammatique, attendant qu’on la fasse pleinement apparaître sous un nouveau jour. Surtout ne pas se demander comment, ni chercher un départ : ces questions ne se posent pas puisque le geste artistique relève d’une capacité à réfléchir le réel qui l’entoure comme un miroir, à s’en faire l’écho.
La création chez Benoît Piret semble, en effet, être moins un problème d’invention et de créativité qu’un questionnement sur la reproduction et sur le mimétisme de sa résultante graphique. C’est que notre homme est un réservoir à images ; ses images et lui s’interpénètrent, dans un constant mouvement de recyclage de signes et d’énoncés plastiques. Si certains s’exhibent (iconographie américaine, icône Beat, insigne mail-art), la plupart sont réinvestis, se sont recomposés en une forme nouvelle. Troisième geste recycleur.
Lorsqu’une image survient, c’est souvent dans les blancs, dans les interstices et les écarts. Car pour faire émerger cette forme nouvelle, Piret feint, mais sans malice, la technique du pochoir, où le vide informe plus que le plein. Comme la main sur des parois paléolithiques ou le tag sur des murs de métropoles modernes, le quatrième geste de l’artiste est un geste d’évidage – l’artifice consistant à ne point user de la traditionnelle matrice cartonnée. Là où l’art pariétal et le street art se contentaient de superposer la preuve de leur existence sur leur support, la technique de reproduction de Piret, modifiée dans sa nature procédurale, recycle la notion de l’empreinte en un mouvement de faux traitement négatif sur un support dont on ne parviendra plus à définir avant-plan et arrière-plan. Textes et images s’entrelacent, s’enrichissent mutuellement pour inventer et proposer, dans cette totale activité de recyclage, une métamorphose, une transformation de la substance et de la forme, un état et un processus. Le feuillet Flipchart, à mille lieues de l’universalité et de la clarté fantasmée du message initial qu’il portait, absorbe la couleur, gondole et recrache sa plastique nouvelle. Espaces révélés et reconfigurés, les Flipcharts deviennent Flipch Art. Au spectateur alors de recycler sa vision, d’aller au-delà de la première impression, tant les œuvres de Benoît Piret ont cette aptitude à associer deux réalités, à les ouvrir vers leurs nouvelles manifestations, tout en maintenant intactes leurs incertitudes ; à montrer leurs dissonances et leurs homogénéités, sans que le produit de leur unification ne soit tout à fait univoque.
Anaêl Desablin
Vox clamantis
Pénétré d’une exigence péremptoire, consumé d’un besoin sans cesse ni concession, l’artiste doit créer, doit donner, doit dire. Sa création, fût-elle raisonnée, ne procède point d’une réflexion, mais d’une commination.
Cependant, quelque profonde, quelque puissante que soit l’impulsion qui anime l’artiste, quelqu’éminente, quelqu’impérative même que soit son œuvre, le créateur en perd la maîtrise au moment précis qu’elle est accomplie. L’œuvre achevée devient ipso facto une réalité autonome, extrinsèque, indépendante. Elle est donnée au monde.
Certes, sur les plans juridique, économique, pragmatique, l’artiste peut veiller à la protection de ses droits, à la diffusion de son œuvre sur un marché, à la poursuite de sa carrière. Tout cela est légitime, mais ressortit davantage de l’œuvre comme produit que comme propos.
En revanche, en tant précisément que l’œuvre est authentiquement d’art, qu’elle est un dit, l’artiste est absolument démuni. C’est l’œuvre seule, l’œuvre en soi qui doit parler ; & c’est à autrui seul qu’il appartient de l’accueillir, de l’écouter, de s’en laisser pénétrer – ou non. L’artiste peut, au mieux, tenter d’accroître la diffusion de son œuvre (triste besogne pour un grand seigneur !) ; mais il ne saurait, même infinitésimalement, en aviver la réception.
L’art en somme, injonction pour l’artiste, est absolue liberté pour autrui.
C’est dès lors une belle leçon sur l’art que nous offre Benoît Piret.
En l’humble vaisseau d’une bouteille, l’artiste scelle son message - & il ne peut ensuite que le confier à l’inconnu, à l’infiniment imprévisible de l’océan. Que la bouteille parvienne sur une rive lointaine, qu’elle y soit perçue comme prégnante, saisie, scrutée, & presque sanctifiée telle une épiphanie – ou qu’elle sombre durant son périple, qu’abordant à quelques confins rocailleux elle y soit ravalée telle rebut ou rébus – voilà qui échappe absolument à l’artiste. Et pourtant, inlassablement, à temps & à contretemps, bravant le désespoir par la candeur de sa foi, l’artiste œuvre, encor & encor - car son cœur ne saurait faillir au jour. Et lance un nouveau message, une nouvelle bouteille à la mer.
Par sa silencieuse allégorie, digne de nos enfantines rêveries aux tropiques de l’éveil, voici donc que Piret nous dévoile à la fois l’humilité fondamentale de l’artiste, sa souffrance vrillante, & plus encore sa noblesse irréductible – Vox clamantis in oceano…
Miguel Mesquita da Cunha
Selfportraits
Earlier works (1981-2000) selection